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Adolescence : naître au monde et aux autres, le rôle de la littérature

 

Nous avons tous vécu durant notre adolescence des moments heureux et malheureux, ressenti des émotions d'une intensité à nulle autre pareille, mais aussi connu le vertige existentiel et l'ennui mortel. Bon nombre d'entre nous ne s'en souviennent pas, d'autres en gardent un souvenir partiel et doivent faire un effort parfois pénible pour raviver les quelques images éparpillées de cette époque lointaine et proche à la fois. Pour la majorité d'entre nous, il ne reste que le souvenir d'évènements singuliers associés à des lieux spécifiques (le collège et le lycée) et enfin les amis qu'on a gardés et ceux qu'on a perdus. La qualité du regard que nous portons sur cette période de notre vie dépend de la manière dont nous en sommes sortis. Communiquer, échanger, parler avec les adolescents semble devenir une tâche ardue pour les adultes qui assument une responsabilité pédagogique et/ou éducative. Nous montrerons quels éléments fondamentaux de la psychologie de l'adolescent sont à l'origine de ces difficultés et comment la littérature et les histoires en général sont essentielles à la métamorphose adolescente.

Les enjeux psychiques de l'adolescence

« Non seulement ils veulent tout découvrir mais ils veulent le faire seuls »[1]

La notion d’adolescence met souvent l'accent sur les changements physiques mais les conséquences psychologiques n'en sont pas moindres pour autant : un sentiment d’étrangeté, un trouble de la conscience de soi et de l'identité ; une modification de ses rapports à l’adulte et à l’environnement ; un éprouvé angoissant et une absence de maîtrise sur ce qui advient.

L’adolescent n’a d’abord plus aucune prise sur son image, qui s’impose à lui comme venant de l’extérieur. Son corps devient le siège de sensations nouvelles et d’excitations génitales qu’il lui faut apprivoiser. Les repères de l’enfance sont définitivement perdus et cela peut engendrer des peurs exagérées de déformations du corps. La violence de ces changements contraint l’adolescent à réagir en cherchant à maîtriser les apparences et les formes que prend son corps. Exposé au regard des autres, il se sent fragile, comme si les autres pouvaient lire ce qui se passe en lui. Françoise Dolto parlait à ce sujet du complexe du homard [2], parce que cet animal se cache quand il mue car sa nouvelle carapace est molle et cela le rend vulnérable.

L'adolescent n’a souvent pas les mots pour parler de ce qui le trouble, surtout avec les adultes. Il substitue alors l’acte à la parole, évite les échanges verbaux, se plie de moins en moins aux échanges avec ses parents. Il cherche ainsi à mettre à distance l’enfant qu’il a encore en lui. Cette distance est la condition à l'acceptation de l'altérité, dont dépend sa sociabilité future.

L’adolescence est donc un moment de rupture dans la continuité de l'existence. Si ce vécu de rupture n'est pas pensé, il risque de provoquer un break-down[3], c'est-à-dire une dépression qui s'apparente à une cassure. Dans ce cas, les relations, les émotions partagées pendant la petite enfance et l’enfance sont le meilleur atout pour réparer la cassure. Cette cassure tellement douloureuse que Philippe Gutton affirme qu'il faut accueillir les adolescents dépressifs en psychothérapie comme s'ils étaient des soldats qui reviennent de la guerre... Il distingue subtilement solitude et désolation.

La solitude permet à l’adolescent une prise de distance suffisante à l’endroit de ses parents sans fragiliser pour autant la relation avec eux. Dans la bonne solitude, le contact psychique avec l’autre est gardé. Trop près, les parents sont intrusifs, trop loin ils ne jouent pas assez leur mission. Les parents d'un adolescent doivent être suffisamment présents lorsqu’ils s’absentent et suffisamment absents lorsqu’ils sont présents ! C'est ainsi que la solitude constitue un affect clé du processus d'adolescence. Elle détermine la mise en place progressive de l'autonomie psychique et la possible relation avec les autres, dehors. La solitude est en effet la source de l'altérité.

Mais si la solitude colle au corps et qu'elle englue la pensée, il s'agit alors de la désolation, au sens d'être désolé et isolé. La désolation rend impossible la rencontre avec l'autre. Elle conduit à l'isolement et au vécu abandonnique qui stérilise l'altérité et provoque la cassure. Un des objectifs de la psychothérapie d'adolescent est alors d’augmenter la tolérance à la solitude, c’est-à-dire la capacité d’être seul avec les autres « internes », en pensée.

La littérature, les histoires, les mots, jouent le rôle d'une digue protectrice face au risque de cassure. Parce que nous sommes « des êtres de langage » (Françoise Dolto) et aussi « des animaux qui aimons les histoires » (Aidan Chambers), la littérature est essentielle à l'épanouissement de la pensée adolescente toute neuve. Les histoires réaniment le paysage de la désolation en le peuplant de figures héroïques. La lecture de fictions romanesques répare les trous d'une enveloppe psychique abimée mais ne guérit pas l'adolescent d'une destruction déjà installée... Ne nous leurrons pas, la lecture n'est pas un soin. Elle nourrit seulement ceux dont les outils psychiques sont efficients. Il existe des béances psychiques qu'aucun livre, si bon soit-il, ne saura combler.

L'adolecteur au travail...

« La seule chose qui compte, c'est que tous, d'une manière ou d'une autre, nous parvenons à échapper à notre histoire. »[4]

La littérature donne à la solitude ses lettres de noblesse car elle peuple le vide de personnages qui, même s'ils sont imaginaires, provoquent des rencontres authentiques. Les adolescents lecteurs cherchent à rencontrer en littérature et ailleurs les sensations et les émotions qui constituent son tout nouveau Moi. Comme l'écrivait J.D. Salinger, « Mon rêve, c'est un livre qu'on n'arrive pas à lâcher et quand on l'a fini, on voudrait que l'auteur soit un copain, un super-copain et on lui téléphonerait chaque fois qu'on aurait envie. Mais ça n'arrive pas souvent. J'aimerais assez téléphoner à Karen Blixen. »[5]

Le « Projet Adolecteur » est une recherche psychologique menée sur le terrain afin d'étudier les modalités psychiques de la relation de l'adolescent lecteur avec la fiction réaliste et ses personnages. Les rencontres se sont déroulées au sein du Lycée Henri Avril[6] de Lamballe grâce à la médiation d'Isabelle Guilloteau, professeure de français, et d'Alain Le Flohic, bibliothécaire scolaire, tous deux passionnés de littérature et acteurs enthousiastes de leur mission éducative. Avec leur concours, j'ai établi un contact de qualité avec les adolescents et bénéficié de la confiance qu'ils accordaient à leur professeur et au passeur de livres ! Cinq romans[7] ont été mis à disposition des adolescents dans la bibliothèque du lycée. Isabelle m'a fait cadeau d'une heure d'enseignement dite « banalisée » du vendredi matin pour nos rencontres collectives. Habituellement, on peut considérer qu'elle travaille avec ses élèves d'une manière peu banale, en leur proposant, par exemple, « un livre pour le week-end ». J'ai également réalisé un ou deux entretiens individuels avec chaque adolescent volontaire participant à la recherche.

Les adolescents se sont engagés à lire les cinq romans proposés, ou du moins, tenter de les lire. Les romans ont été mis à leur disposition au centre de documentation du lycée dès le mois de novembre et nos rencontres collectives ont commencé fin janvier. Au mois de mars et avril je me suis entretenue individuellement avec chaque adolescent volontaire. Ils avaient tous la possibilité de se retirer du dispositif à tout moment de l'évolution de la recherche, de participer aux séances collectives et aux entretiens individuels selon leur gré. Le respect de leur anonymat est garanti à tous les élèves participant à l'étude. Plus d'une vingtaine d'adolescents ont été présents à chaque rencontre et dix-huit d'entre eux ont participé activement aux discussions collectives ; onze ont participé aux entretiens individuels.

Les séances collectives se sont déroulées dans la salle de classe de français. Les débats ont été enthousiastes mais aussi, parfois, conflictuels du fait d'âpres discussions à propos de l'appréciation de chaque roman par chaque adolescent. Il apparaît en première impression que les jeunes lecteurs ont exprimé des sentiments positifs et négatifs à l'égard des personnages des fictions proposées. Les divergences d'opinions concernant certains romans, les critiques, parfois crues, à l'égard du « rythme » littéraire d'une oeuvre, de la dimension humaine d'un personnage montrent une lecture impliquée. L'élément le plus significatif demeure la capacité d'identification au personnage principal. Certains personnages ont profondément dérouté la grande majorité des jeunes lecteurs. La lenteur du récit, le « manque » d'action, et la perturbation mentale ou le handicap du héros constituent les points autour desquels se sont cristallisés les fantasmes de rejet.

Pour que vous compreniez à quel exercice difficile je les ai invités, voici ce qu'en dit Soledad, dans l'après-coup de nos groupes de parole. « Au début j'avais un peu peur, parce que parler des livres, j'aime bien, mais, j'avais un peu peur de pas être d'accord avec les autres, parce que j'suis assez speed, du coup, j'avais peur qu'ils soient pas d'accord… mais je trouve ça super intéressant... On voit ça d'une autre façon, mais j'avais peur aussi de… de plus penser…  parce que j'aime bien finir un livre et rester sur ma fin (faim ?) euh... rester sur la dernière chose que je pense et j'avais peur après, d'avoir une autre opinion du livre, de le voir d'un autre œil et que ça serait pas super … » Malgré l'appréhension générale exprimée par Soledad, les adolescents se sont lancés dans l'arène avec enthousiasme, ils ont affuté leur esprit critique et affirmé leurs opinions avec une insolente pertinence... Soledad exprime une crainte liée à la porosité de son Moi tout neuf : elle craint que les autres ne la fasse changer d'opinion...

L'adolecteur attend du héros de la consistance dans ses actes, dans sa pensée, dans ses intentions et dans la manière de réaliser ses désirs. Dès qu'il ne joue pas ce rôle, et même doté des qualités intrinsèques à l'archétype du héros de fiction, il s'établit une distance entre le lecteur et lui. Si la perception du monde se dérobe de la perception du personnage principal, l'histoire s'immobilise et perd sa consistance. Le lecteur encourt le risque d'un vertige existentiel dont il se protège par l'ennui, la lassitude ou bien l'agacement. « Il ne se passe rien »« Ça bouge pas assez »« c'est lent »« c'est mou »« on s'ennuie » sont des représentations de l'inanimé qui font émerger l'idée de la mort. Non pas celle qui surgit, violente, par accident mais celle qui est tapie dans l'ombre, une certaine idée du néant, du vide.

La formule « ça m'énerve » est récurrente dans les propos d'adolescents et elle signifie bien plus que ce qu'elle laisse entendre. Les adolescents s'accommodent mal des ralentissements, de l'immobilité. La lenteur et la routine engendrent l'ennui et la morosité. Le rejet de ces sensations est accompagné d'une certaine impatience. Mais on ne traverse pas lentement une zone de turbulences. Il faut bouger pour explorer les environs et maintenir un état de tension pour se tenir en équilibre sur le bord du monde... L'étude du discours des adolescents lecteurs montre les processus de liaison psychique à l'œuvre : ils associent leurs idées autour d'un drame imaginaire vécu par les personnages de l'histoire, transposent éventuellement dans leur vie la situation fictive et réagissent avec empathie aux heurs et malheurs des personnages, ou bien au contraire, les rejettent sans pitié, les abandonnant à leur sort tragique. Ils éprouvent plus que quiconque des émotions violentes quand le personnage de l'histoire est vulnérable et menacé. Mais ils ne sont pas menacés dans leur intégrité psychique par les événements tragiques de l'histoire.

La morale de l'adolecteur

La pensée est une enveloppe destinée à contenir les émotions liées à la violence d'une histoire. Si la pensée de l'adolescent est encore immature, cela explique une inaptitude absolue à la complaisance, voire au compromis. Dans le discours des adolecteurs apparaît une constante relative à l'exigence de justice, quitte à en passer par la vengeance. Ce trait rejoint la caractéristique adolescente soulignée par Winnicott : « ils n'acceptent pas de fausses solutions » et manifestent une « moralité farouche basée sur le réel »[8]. C'est ce que j'ai observé dans les commentaires des adolecteurs concernant le roman Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud.

Martial, meurtrier de 14 ans, recueille toute la douloureuse sympathie des jeunes lecteurs car par son geste désespéré, il venge Terence, simple d'esprit victime/gibier de la cruauté sans limites des hommes/prédateurs du village. Dès le début du roman, le lecteur est délivré de tout suspense. Les morts gisent sur le sol dès la première scène du premier acte. L'écriture est incisive, lapidaire ; les mots de Guillaume Guéraud jaillissent par salves comme autant de balles qui fusent et tuent. Le bien et le mal sont dissous dans le non-sens ; la haine sécrétée par les personnages a un effet sidérant. C'est le chaos. Le lecteur n'en émerge qu'identifié à un désir de vengeance. Le sentiment d'impuissance de Martial est exacerbé par son isolement, sa différence. La destruction comme solution à un désespoir total engendre un sentiment profond de tristesse et de désolation.

Pourtant chaque adolecteur se reconnaît dans la violence meurtrière perpétrée par Martial sur sa propre famille. La source de l'inquiétude des adultes concerne le danger d'identification au jeune meurtrier. Ce que nous disent les adolecteurs ne manquera pas de les rassurer. Le sol jonché de cadavres de la scène inaugurale ne réjouit aucun d'entre eux, au contraire, ils sont bouleversés et parfois choqués. En revanche, quelque chose chez Martial les attire irrésistiblement. Ce choix moral paraît dangereux aux yeux des adultes mais, selon Paul Ricoeur[9], il conditionne la construction identitaire de l'adolescent en référence à l'autre. La capacité à se penser « soi-même » en tant qu'autre, se mettre à la place d'autrui engendre l'empathie et non la complicité. L'adolecteur peut se représenter mentalement une situation violente sans souffrir de la violence elle-même. Il montre la capacité, que ne possède pas encore l'enfant, de souffrir en empathie avec l'autre dans la fiction. Il est en « apprentissage » d'altérité et cela lui confère la distance qui le protège du passage à l'acte, véritable déni d'altérité dont souffre Martial, adolescent noyé dans la désolation.

« C'est beau un livre plein de sentiments, de rage et de tristesse... », me confiait Jovica lors d'un entretien. La rage et la tristesse sont au rendez-vous final avec Ève/Marion (Je reviens de mourir). L'héroïne est « un peu morte au fond d'elle-même » depuis le jour où elle a rencontré son bourreau, disent Saël et Barnabé. Il s'agit donc du drame d'un enfant sans avenir. Elena exprime un avis d'autant plus violent qu'il semble, au premier abord, conforter la victime dans son destin tragique. Elle n'avait pas le choix, il valait mieux qu'elle disparaisse de la scène puisque, de toutes façons, battue et misérable, elle n'aurait pas d'enfant. Eve/Marion est un personnage qui a bouleversé les adolectrices. Elle a suscité l'agacement, la colère ou le rejet massif. Ce personnage à la dérive ne lutte plus, il est perdant. La défaite n'est pas envisageable pour les adolescentes qui se sont rebellées contre la fatalité de ce destin tragique. Il y avait peu de place pour la compassion car le combat était leur credo. Là où un lecteur adulte s'apitoie, un adolecteur invite le héros à se battre. Une question d'âge...

Aidan Chambers raconte avec humour comment Macbeth[10], jouée au théâtre, engendre la joie des spectateurs à la fin du dernier acte. « Il y a six cadavres sur la scène, tous tués, y compris Macbeth, tête coupée. Et à la fin de la pièce, les gens sortent du théâtre en disant : « N'était-ce pas merveilleux ? J'ai vraiment adoré ! » Et il demande : « Sommes-nous des animaux pour adorer des spectacles de ce genre ? »[11] Certes non, nous aimons les histoires qui parlent de nous, de notre cruauté fondamentale. Lorsque le seuil pubertaire est franchi, il faut que quelqu'un meure... symboliquement. Un adolescent meurt à son enfance[12] et c'est la raison pour laquelle la violence est inhérente à cette métamorphose. Le déchaînement meurtrier que l'on trouve dans ses fictions préférées doit être sous-tendu par une atmosphère héroïque. S'il faut mourir, il faut que ce soit pour une « bonne » cause, en vertu du sens que la mort donne à la vie. Il faut que la mort d'un personnage sauve quelqu'un ou quelque chose.

Pour conclure...

« Jusqu'à ce que vous ne rencontriez dans des histoires un moi reconnu comme le vôtre dans un groupe de personnes culturellement défini à qui vous estimez que vous appartenez, vous ne croyez pas que vous existez. »[13]

Le plaisir de lire ne peut provenir que de ces rencontres que nous avons faites au moment de la métamorphose cruciale que fut notre adolescence et de la manière dont les livres nous ont permis d'échapper à la désolation.

Lire c'est détenir les clés d'un monde imaginaire où tout peut arriver, le pire et le meilleur, sans qu'aucun dommage ne soit à déplorer.

Etre bibliothécaire, c'est distribuer des tickets aller-retour pour l'aventure.

Annie Rolland

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Les écrivains sont-ils de bons observateurs de la société ? Des anthropologues estiment que la réponse est : oui

 

Virginia Woolf, comme Bourdieu l’avait noté, était une fine sociologue de son propre milieu. Flaubert ou Proust également. Et l’on peut en dire autant des écrivains dits « réalistes » ou « naturalistes ». La critique génétique a bien exploré les carnets de Zola observant les milieux sociaux dont il voulait faire le cadre de ses romans, de l’univers grouillant du ventre de Paris au monde feutré des grands magasins. Dans ses romans paysans, Georges Sand faisait de l’ethnologie rurale avant la lettre, comme dans La petite Fadette, dont le souci ethnographique va jusqu’à retranscrire les parlers locaux. La dernière livraison de la revue Communications aborde la question sous un angle politique : Démocratie et littérature. Luc Boltanski montre comment le roman policier, apparu en tant que genre spécifique en France et en Grande-Bretagne, est indissociable de la formation de l’État moderne et du régime politique de la démocratie parlementaire, dont il forme une sorte de mythologie noire centrée sur les figures de l’énigme, du complot et de l’enquête. Dans un article subtil et pénétrant Jean-Marie Schaeffer relit l’œuvre de James Joyce pour y dégager une conception de l’histoire comme inessentielle au destin de l’humanité, car dissoute dans le temps du quotidien, de la seule et vraie vie « que tous les êtres humains partagent, en n’importe quel lieu et en n’importe quel temps », celle de « l’homme du commun ». « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » écrit-il dans Ulysse. C’est notamment l’histoire comme téléologie qui fait problème au témoin de deux guerres mondiales. Joyce refuse de s’engager dans le mouvement nationaliste irlandais non seulement parce qu’il « réprouve la lutte violente » ou « qu’il déteste la bigoterie catholique d’une grande partie des défenseurs de la cause nationaliste » mais surtout parce qu’il « est rétif à tout nationalisme culturel, y compris le revival celtique ». Lorsque Ulysse ou Finnegans Wake célèbrent Dublin, ce n’est pas tant le symbole politique et culturel de l’Irlande « libre », que « la ville comme vaste mouvement brownien d’itinéraires et de haltes, comme topographie de rencontres, fortuites ou non… Et surtout comme Babel de voix et de langues s’entrecroisant, se superposant, se combattant, se répondant ».

Sous le titre Écritures tous terrains : anthropologues et écrivains, la dernière livraison de _Critique,_ la revue fondée par Georges Bataille, explore les interactions entre sciences humaines et littérature.

À commencer par la contribution de Vincent Debaene consacrée au livre du merveilleux ethnologue de la vie rurale, disparu au début de l’année, Daniel Fabre, sur l’illumination profane de Georges Bataille à Lascaux. Un mot sur Daniel Fabre, spécialiste des traditions orales et des cultures locales, une œuvre en chantier, disséminée dans les revues, comme l’article sur le rock des villes et le rock des champs, boîtes de nuit contre fêtes de villages, ou celui consacré à la chanson populaire, « épopée de la chose » pour le philosophe Alain ou « coquilles de clameurs » selon Bachelard. À propos de la nostalgie dans la chanson – « la rencontre et la brève coalescence d’un passé parfait et d’un présent trop vide » – Daniel Fabre indique en passant sa conception de l’anthropologie, qui « n’est jamais qu’une Exégèse des lieux communs, pour reprendre le titre de Léon Bloy, car le lieu commun naturalisé est un concentré du monde de relations déjà là que l’on nomme culture ». Dans son livre sur Bataille à Lascaux, il fait le lien entre la découverte de l’art pariétal et les apparitions de la Vierge en Europe occidentale dans les années 1860. « Les architectures souterraines présentent tous les caractères des édifices religieux ». Lascaux, « chapelle Sixtine de la préhistoire », résonne avec la « caverne-étable de la nativité ». Et Georges Bataille aurait trouvé là, dans « le surgissement de la pleine capacité symbolique chez l’homme », une des clés du « mysticisme sans dieu » qui l’habita toute sa vie.

Dans ce N° de la revue Critique il est aussi question d’« ethnopoésie »

À propos de Jerome Rothenberg, ce poète de la Beat Generation qui a collecté des poèmes chamaniques amérindiens navajos, quechuas mais aussi d’autres traditions orales : pygmées, dogons, inuits ou maoris, rassemblées dans un ouvrage intitulé Techniciens du sacré où il fait le lien avec des mouvements poétiques comme Dada. Dans la Revue du crieur, Anne Julin mène l’enquête sur la poésie française aujourd’hui. Elle est bien vivante mais ne parvient plus à capter l’attention des médias. C’est bien vrai si l’on en juge par le nombre de revues qui la colportent, et leur faible écho. Un paradoxe quand on songe à l’omniprésence du qualificatif « poétique », quand « le poème, lui, n’est plus nulle part ». À part quelques vedettes comme Yves Bonnefoy, ce monde vibrant est passé sous les radars.

Par Jacques Munier

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MUSICALITÉ POÉTIQUE ET POÉSIE MUSICALE : DIALOGUE ENTRE LES ARTS SOUS L’ÉGIDE D’ORPHÉE DANS LA POÉSIE FRANCO-ALLEMANDE DU XXE SIÈCLE





Dans l’un des articles son Dictionnaire, Pierre Brunel note qu’« Orphée n’est pas seulement la figure du musicien, il est l’amant de la musique, et cette lyre qu’il tient à la main est sa maîtresse. » (Brunel, 1988, p. 1093). Dans ce mythe1, en effet, la musique est essentielle : elle intervient dans l’épisode de la descente aux enfers où le héros charme les divinités de l’Hadès et obtient la permission de remonter avec Eurydice, dans celui de l’expédition des Argonautes et dans celui de sa mort où, malgré la violence des ménades, Orphée continue à chanter. Selon Eva Kushner,

[Orphée] en est venu à représenter les dons les plus caractéristiques de l’esprit grec : la musique qui apaise et qui transforme, la parole qui persuade, la poésie si indissolublement liée à la musique, et qui peut exprimer les louanges des dieux et l’histoire des choses depuis les origines. (Kushner, 1961, p.53)

Sans la musique, le mythe n’est rien, car elle est ce qui permet au chantre de Thrace de révéler sa puissance. Au XXe siècle, les poètes reprennent le principe selon lequel « l’antiquité est à tout le monde » (Egger, 2007, p. 875) et plongent leur esthétique dans un récit qui met au premier plan la problématique de la musicalité et interroge les possibilités d’enchanter le monde par le son. Or, si l’on prend les travaux de Michèle Finck, il apparaît que le texte poétique du XXe siècle se nourrit de cette tension entre attrait et répulsion de la musicalité : le poète serait l’« inventeur d’une acoustique » (Finck, 2004, p. 9) qui confère au lecteur une importance particulière, car il n’y a « pas de poésie sans qu’un être soit présent dans chacune des cellules phoniques, rythmiques et silencieuses de son verbe » (Ibid., p. 20). Si autrefois la mélopée d’Orphée était synonyme de magie et de pouvoir, qu’en est-il à l’époque moderne?

En Europe, la voix d’Orphée ne s’est jamais tue : elle appartient à la catégorie des « perceurs de frontières2 » (Gracq, 1967, p. 154) qui traverse à la fois le temps et l’espace. En France, en Allemagne et en Autriche, la mélodie orphique persiste malgré le temps qui la sépare de son origine, notamment dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire, Robert Desnos, Pierre-Jean Jouve, Ingeborg Bachmann et Rainer Maria Rilke. Chez ces cinq poètes modernes, Orphée prend une importance toute particulière : Le Bestiaire ou cortège d’Orphée d’Apollinaire se trouve être le seuil d’une œuvre poétique majeure; les poèmes « La Caverne » et « La Voix » de Desnos interrogent de façon originale le mythe; les deux « Orphée » de Matière céleste de Jouve ainsi que « Dunkles zu sagen » d’Ingeborg Bachmann nous plongent au plus profond des Enfers; les pièces 1, 3 et 26 de la première partie des Sonnets à Orphée de Rilke sont autant d’invitations à communier avec le chantre de Thrace.

Pour eux, Orphée est une voix, « la voix que la lumière fit entendre » (Apollinaire, 1972, p. 145) et « la voix qui vient de si loin » (Desnos, 1999, p. 1163), autrement dit un personnage qui se caractérise avant tout par le chant. Cette voix est tendue entre beauté (l’amour d’Orphée pour Eurydice, la magie de la lyre) et horreur (les enfers, la mort des personnages et la violence des ménades), une tension productrice de sens, car il apparaît qu’Orphée et la musique ne semblent pas se départir de ce combat manichéen3.

Le Chant de deuil : Orphée pleure Eurydice

Dans la majorité des réécritures du mythe, que ce soit au XXe siècle ou à d’autres époques, une caractéristique perdure : Orphée chante, non son bonheur, mais son malheur absolu, le deuil d’Eurydice. C’est donc un chant désespéré qui mêle mort et souffrance : chez Jouve, la harpe d’Orphée aux « sons si expirants » « pleur[e] [d]es accords » (Jouve, 1995, p. 155), tandis que Bachmann « ne sai[t] dire que l’obscur » 4 (Bachmann, 1978, p. 32). Le poème se transforme en élégie adressée à cet autre à jamais perdu que le « je » poétique essaie de ne pas oublier :

N'oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, quand ta couche
était encore humide de rosée et que l'œillet
dormait sur ton cœur,
tu vis le fleuve noir
qui passait à tes côtés5.
(Bachmann, 1978, p. 38).

Eurydice est celle pour laquelle Orphée chante et son souvenir hante les poèmes : Desnos l’a perdue dans « La Caverne » où il ne retrouve que « sa piste » (1999, p. 1163), Jouve s’adresse à cet « Amour vertigineux qu[’il] ne peu[t] revoir / Pour la sauver des morts » (1995, p. 155), Bachmann entretient le contact avec un « tu » discret6 et Rilke dédie ses poèmes à une jeune danseuse décédée, Wéra Ouckama Knoop7.

Le chant de deuil évoque la souffrance du jeune homme : les cris, les pleurs, le désespoir. Le premier « Orphée » de Jouve se transforme ainsi en litanie : « Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée »; « les fumées les fumées les fumées les fumées » (1995, p. 155). Les répétitions sans ponctuation juxtaposent les sons et la douleur : une musicalité lugubre ressort alors de ces vers qui laissent une grande place au deuil jamais véritablement terminé, à tel point que le « je » en appelle à sa propre mort : « Lacérez-moi de vos dents » (Ibid., p. 156). La cascade de supplices que l'on retrouve dans le poème de Jouve s'apparente dès lors au chant d'Orphée décrit par Ovide dans le dixième livre des Métamorphoses8 lorsque le héros tente une descente dans l'Hadès ou essaie de dépasser sa propre disparition :

Horribles creux offerts à tous les vents
Suavités bombées et chaudes et l’odeur
De marécage et de rose sous les cratères
Qui mordent!
(Jouve, 1995, p. 156).

Le poème de Jouve est une descente vers le néant de la mort, mais aussi une descente en soi-même, puisque cet « Orphée » opère une transition entre le « il » du début, à valeur indéfinie, et le « je » de la deuxième partie, où Orphée et le poète se confondent :

Une harpe ayant plusieurs cordes brisées
Mais résistante de couleur et d’or sur le fond bleu
Acharnée, et des mains coupées
Touchent en pleurant les accords,
Il se fait parfois des sons si expirants
Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
[…]
Je tremble je faiblis je la vois et je veux
La voir… elle retombe nue aux gémonies. 
(Jouve, 1995, p. 156.)

Ainsi, le « je » poétique prend les attributs du chantre de Thrace, notamment dans son rapport avec les femmes – peut-être devrait-on dire la femme, qu’elle soit nommée, comme l’Hélène des Années profondes, ou non, comme ici – ainsi que dans celui qu’il entretient avec la mort.

Ce dernier est une des thématiques centrales de son œuvre. En effet, si elle n’est pas exclusive à Orphée chez Jouve, elle est particulièrement approfondie dans le cadre du mythe : « [l]e sentiment de l’imminence de la mort […] apparaît comme nécessaire à la création poétique. Parce qu’elle nous met en face de nos limites, la mort force l’esprit à l’achèvement des formes. » (Kushner, 1961, p. 275). Le poète est sensible à cet aspect du mythe, car il y trouve une profondeur créatrice fascinante. Comme la figure mythique, Jouve brandit à la fin de ce poème « La lyre tout en haut tenant son chant tué » (Jouve, 1995, p. 156), seul espoir : la poésie vainc la cacophonie des ménades.

Chez Bachmann ou Desnos, les ténèbres sont omniprésentes (« les flocons noirs de l’obscurité9 » (Bachmann, 1978, p. 38); « Il descend dans la nuit » (Desnos, 1999, p. 1163) : en entrant dans le poème, le lecteur pénètre lui aussi dans les profondeurs de la terre, cette fameuse caverne évoquée par Desnos. Du mythe, il ne reste que la peur, qui guide les pas du « je » dans cet au-delà dépourvu d’espoir. L’angoisse transparaît alors dans le chant, notamment dans le jeu des rimes du sonnet de Desnos, entre « Orphée » et « hantée », et le lecteur est conduit au plus profond des enfers du mythe :

Voici dans les rochers l’accès du corridor,
Il descend, dans la nuit, au cœur de la planète.
(Desnos, 1999, p. 1163)

Seuls Rilke et Apollinaire semblent capables de nous ramener vers la surface, puisque chez eux persistent l’espoir et l’envie de retrouver le chant pur du mythe originel, sans toutefois basculer dans les ténèbres éternelles. L’Orphée rilkéen se caractérise ainsi par l’élévation :

Ô pur surpassement !
Oh! mais quel arbre dans l’oreille du chant d’Orphée10 !
(Rilke, 2006, p. 100-101)

Le mouvement ascendant, appuyé notamment par l’utilisation des points d’exclamation, n’est absolument pas gratuit. En effet, si les textes de Jouve nous transportent vers le bas, ici le poète choisit au contraire d’évoquer la remontée, dès le premier poème de son recueil. Ce qui compte dans le mythe pour Rilke, c’est précisément l’ascension, celle du « je » poétique, du chant et d’Orphée.

Celui d’Apollinaire n’évoque quant à lui à aucun moment les enfers dans Le Bestiaire. De la magie d’Orphée ne persiste que la puissance de la musique : « Mes doigts sûrs font sonner la lyre » (Apollinaire, 1972, p. 146). Il est ainsi assez clair que pour le poète français, Orphée n’est pas qu’un amoureux désespéré. Il ouvre aussi à la lumière d’Apollon, à la beauté de l’art et celle de la vie. La musique, élément essentiel du mythe, serait peut-être l’un des moyens de parvenir à la perfection.

D’ailleurs, on notera que, de tout notre corpus, seuls Apollinaire et Rilke respectent le système traditionnel des rimes11. Cette différence est essentielle, car les liens que ces derniers établissent entre musicalité et poésie ne sont pas du tout les mêmes que chez les autres auteurs. Chez Apollinaire, on observe une grande confiance dans le mythe et la musique. Dès l’ouverture de son recueil consacré à Orphée, le poète demande d’« Admire[r] le pouvoir insigne / Et la noblesse de la ligne » (Apollinaire, 1972, p. 145) et de suivre ses « doigts sûrs qui font sonner la lyre » (Ibid., p. 146). Ici, pas de doute : Orphée est resté un enchanteur, un héros grec qui maîtrise le chant et les hommes. De même, Rilke loue les possibilités du chant, qu’il considère comme une condition de l’existence du poète12, comme il l’a écrit dans ses Lettres à un jeune poète. Pour lui, Orphée est le chant, car « Quand cela chante, c’est Orphée13. » (Rilke, 2006, p. 109), mais ce n’est pas un chant qui plonge dans l’angoisse métaphysique : il conduit au cœur même de la poésie et des interrogations esthétiques. Son chant est avant tout apollinien, alors que chez Bachmann et Jouve, il est surtout dionysiaque :

Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparaissant » rayonnant, la divinité de la lumière, il règne aussi sur la belle apparence du monde intérieur de l’imagination. La vérité supérieure, la perfection de ces états en contraste avec la réalité quotidienne lacunairement intelligible, la conscience profonde de la réparatrice et salutaire nature du sommeil et du rêve, sont symboliquement l’analogue, à la fois, de l’aptitude à la divination, et des arts par lesquels la vie est rendue possible et digne d’être vécue. […] cette pondération, cette libre aisance dans les émotions les plus violentes, cette sereine sagesse du dieu de la forme. Conformément à son origine, son regard doit être « solaire »; même lorsqu’il exprime le souci ou la colère, le reflet sacré de la vision de beauté n’en doit pas disparaître. (Nietzsche, 1994, p. 49-50)

Le chant harmonieux, issu du dieu de la Beauté et de la Perfection, représente l’idéal de la poésie, depuis l’origine. En effet, la lyre d’Apollon, confiée à Orphée, est dans la littérature latine ce qui permet à Orphée de faire se mouvoir la nature et d’émouvoir les dieux eux-mêmes. Or, dans Les Sonnets de Rilke, le chant est un principe organisateur du son et du monde : grâce à Orphée, le silence se fait et le monde écoute (I, 1). Le principe dionysien de la musique, s’il n’en reste pas moins présent aux côtés de l’apollinisme14, s’éclipse parfois dans ces vers, pour mieux mettre en valeur cette perfection idéale que le poète tente d’approcher en reprenant le mythe d’Orphée.

Mais quand la poésie rejoint l’aspect dionysiaque de l’écriture15, c’est pour que le chant de deuil se concentre sur la violence du monde. On ne peut les séparer. L’harmonie naît de la cruauté, comme dans le récit originel. Ainsi, Apollinaire reprend le mythe d’Hermès dans la représentation d’une tortue-lyre (les cordes de l’instrument auraient été façonnées par le jeune dieu à partir des boyaux de l’animal), la « voix » de Desnos traverse « les fracas de la vie et des batailles, / L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages » (Desnos, 1999, p. 1171) et la violence des « Vulves féroces » (Jouve, 1995, p. 156) déchire l’Orphée de Jouve : la musique bascule dans le bruit le plus anarchique, symbolisé dans le mythe antique par les ménades, servantes de Dionysos, dont les cris sont rendus par l’utilisation d’exclamatives dans le premier poème de Jouve. Il n’est donc pas seulement question d’harmonie ici, mais bien de vacarme assourdissant, comme si le bruit (« Ménades de sommeil qui hurlez à la mort » (Jouve, 1995, p. 158) tentait de remporter la bataille engagée contre le chant – incarné par Orphée. Dans le mythe, l’harmonie apollinienne remportait la victoire, puisque la tête du chanteur persistait malgré la mort. Ici, il y a une véritable mise en danger du son.

Cette crise est essentielle, car pour Jouve, poésie et musique sont intimement, ou plutôt originellement liées : « C’est, en fait grâce à la musique, qui est pour lui comme une langue maternelle, que Jouve entrera en poésie. » (Bonhomme, 2008, p. 26) La victoire des ménades, symboles du chaos et du bruit brut, incarne de ce fait l’angoisse la plus pure. Pour le poète qui entend fonder l’écriture dans le sang16, la musique est « ce contrepoint des douleurs et des chairs. » (Bonhomme, 2008, p. 221) Le mythe d’Orphée est pour lui ce qui lui permet de rejoindre non seulement l’origine poétique, mais aussi – et surtout – la source vitale. Comme pour un pacte faustien, le sang scelle le lien entre les deux parties : poète et poésie.

La trace étouffée du son : le mutisme d’Orphée?

Cette mise en danger est aussi un risque, celui qui, outre le bruit et la cacophonie, expose Orphée dans ces quelques poèmes à ce qui peut en apparence sembler être son pire ennemi : le son s’étouffe, petit à petit, jusqu’à mourir. Comme le montre Martin Heidegger dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, à partir d’une citation d’Hölderlin, le lecteur et le « je » poétique partent sur les « trace[s] du dieu enfui », ce que Rilke nomme la « trace infinie17 » (Rilke, 2006, p. 151). Cette métaphore est aussi présente dans le sonnet de Desnos : « Eurydice est passée par là, voici son pied / Dans la terre marquée mais la piste se brise » (Desnos, 1999, p. 1163); et plus loin « Ces autres pas qui vont ailleurs sont ceux d’Orphée » (Id.). De fait, il ne reste justement d’Orphée et du mythe qu’un son étouffé, cette « voix qui vient de si loin » évoquée par Desnos dans le second poème. Le chant d’Orphée n’est plus la mélopée envoûtante des Métamorphoses d’Ovide : « Le bruit du monde ici se dissout et s’endort » (Ibid.). La régularité du vers, le balancement binaire et les jeux sonores (allitération en [s] et assonance en [i]) participent à cette atténuation générale. De la même manière, toujours dans « La Caverne », le vacarme est assourdi : la ménade18 « s’endort dans le bois interdit » (Desnos, 1999, p. 1163). Le sommeil est ce qui fait basculer le poème dans le monde du rêve, et non plus le chant, comme chez Apollinaire qui évoque dans « La Tortue » le « cortège » du titre du recueil :

Les animaux passent aux sons
De ma tortue, de mes chansons.
(Apollinaire, 1972, p.146)

Ici, pas d’assourdissement : Apollinaire charme les êtres par son chant, alors que chez Desnos, l’envoûtement ressemble plutôt à une chute dans un état second, comme lors des expériences d’hypnose dont il était adepte. La poésie se trouve dans cet endroit mystérieux où le son s’atténue jusqu’à ne devenir qu’un souvenir lointain, comme dans les rêves où la réalité perd de sa puissance.

Chez Jouve aussi le sommeil gagne des vers pourtant dominés en apparence par le bruit : les « Ménades retentissantes » (Jouve, 1995, p. 158) du premier vers se transforment en « Ménades de sommeil qui hurlez à la mort » (Id.). Si la cacophonie persiste avec l’utilisation du verbe « hurlez », il est clair qu’un léger assourdissement vient perturber la reprise du mythe. Le texte est envahi par le « calme » de l’avant-dernier vers de la première strophe :

Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
(Ibid., p. 155)

Dans la suite du texte, la voix du « je » s’éteint presque à la troisième strophe, « Je tremble je faiblis je la vois et je veux / La voir… » (id.), jusqu’à ne devenir qu’un souvenir persistant à l’oreille du poète et du lecteur. Rilke insiste particulièrement sur cet aspect : chez lui aussi, le chant d’Orphée n’est qu’une trace assourdie, ce qui est d’ailleurs renforcé par la construction même du recueil, adressé à un personnage qui ne parle pas. En effet, dans Les Sonnets, Orphée n’a jamais véritablement la parole : le « je » poétique se distingue du « il », celui qu’il nomme « dieu-chanteur19 » (Rilke, 2006, p. 103). Rilke engage un monologue avec lui, sans que ne nous parvienne directement le chant d’Orphée : nous n’en percevons que ce que le troisième sonnet évoque dans le dernier vers, « Rien d’autre qu’un souffle. Une brise en Dieu. Un vent20. » (Ibid., p. 105)

Le risque principal pour le mythe est alors peut-être de disparaître tout à fait avec ce souffle persistant : dans ces textes, et plus particulièrement dans Les Sonnets à Orphée, le silence menace sans cesse. Ainsi, dans le premier poème de Rilke, lorsque Orphée chante, le monde est plongé dans un profond silence : « Et tout s’est tu21. » (Rilke, 2006, p. 101). De même, dans « La Caverne » de Desnos, « le bruit du monde ici se dissout et s’endort » (Desnos, 1999, p. 1163). Si l’univers se tait dès qu’Orphée entre en scène, il ne semble pas toutefois que les hommes soient capables de comprendre le sens de ce soudain mutisme : seul le poète peut saisir les sons étouffés qui parviennent jusqu’à lui. Ainsi, les questions de Desnos, notamment la dernière « Ne l’entendez-vous pas ? » (Ibid., p. 1171), résonnent comme un appel désespéré à l’humanité. Comme souvent, le poète issu de la tradition orphique se transforme en messager et apporte aux hommes le sens de ce qu’ils ne peuvent comprendre : Desnos répète alors ce que lui a confié « la voix » : « Elle dit “la peine sera de peu de durée” / Elle dit “la belle saison est proche” » (Id). C’est aussi le cas d’Apollinaire qui apporte « la voix que la lumière fit entendre » (Apollinaire, 1972, p. 145), de Bachmann qui affirme connaître « du côté de la mort la vie » (Bachmann, 1978, p. 32), l’une des caractéristiques essentielles du mythe, et de Rilke qui entend « accueillir le chant22 » (Rilke, 2006, p. 101). Dans Les Sonnets, le silence est un instant essentiel, où poète et lecteur peuvent méditer ensemble, au sein même des poèmes, ou bien entre chaque pièce. Le silence, comme en musique, n’est pas l’absence de sens comme il est l’absence de son : il est ce qui crée le sens, exactement comme le chant est, selon Rilke, « créateur » 23 (Ibid., p. 151).

L’ère du soupçon

Ce qui naît ici, ce n’est pas seulement la place privilégiée du silence, mais l’ébranlement de la musicalité. Ainsi, Apollinaire, qui en apparence conservait sa confiance en elle, nous met en garde contre les « mortelles chansons » des « volantes sirènes » (Apollinaire, 1972, p. 168), ces personnages mythologiques qui dans le recueil constituent le double inversé d’Orphée, êtres maléfiques et inquiétants qui utilisent le son non pour émerveiller, mais pour mettre en danger ceux qui les écoutent. Ainsi, comme dans le mythe, la musique garde ici une face particulièrement sombre, mais au lieu de l’attribuer à Orphée, Apollinaire décentre la problématique et la place dans une autre figure. C’est certainement pour la même raison qu’il ne retranscrit pas dans ce recueil la mort d’Orphée ni la descente aux enfers. La face obscure de la musique est évoquée autrement. Cette entreprise de déstabilisation de la musicalité dans le Bestiaire est extrêmement complexe, puisqu’elle passe par la déconstruction de l’harmonie apollinienne : notons l’utilisation de termes complexes qui contraste avec la simplicité générale du style, la dislocation de la syntaxe, la dégradation de certains rythmes, etc. Il apparaît que la confiance d’Apollinaire va à la poésie et non prioritairement à la musique. Comme il l’écrit dans L’Esprit Nouveau et les poètes, « il serait dangereux du moins absurde […] de réduire la poésie à une sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être exacte » (Apollinaire, 1991, p. 947). Il ne faut en aucun cas surestimer l’importance de la musicalité dans les vers apollinairiens, et c’est certainement ainsi qu’il faut comprendre « le pouvoir insigne / Et la noblesse de la ligne » (Apollinaire, 1972, p. 145). La « ligne » représente le dessin, comme le soulignent les notes24, mais aussi le vers, et dans le premier quatrain du recueil, Apollinaire juxtapose écriture – muette puisque figée sur la page du Bestiaire – et chant – nécessairement oral :

Orphée
Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.
(Ibid., p. 145)

Si vers et voix sont intimement liés, notamment par leur proximité entre les vers deux et trois, ils n’en sont pas moins séparés. La poésie refuse de se laisser abuser par la musique qui ne semble plus salvatrice.

Si les jeux sonores restent, Jouve et Bachmann se passent totalement de rimes. Ils restreignent le champ de la musique pour mieux l’évoquer. À moins que, comme chez Desnos, la musique ne soit plus qu’une voix, a capella ? Ceci expliquerait chez lui l’absence de lyre dans ces deux poèmes. La puissance de la voix lierait alors d’autant plus Orphée et le poète moderne, celui qui « dit » et celui qui « écoute ». Ainsi, Bachmann « di[t] l’obscur » 25 (Bachmann, 1978, p. 32), mais ne chante pas. La parole aurait-elle pris le pas sur la mélopée ? Dans tous les cas, aucun de nos auteurs ne tombe totalement sous le charme d’Orphée. Il ne reste que la dérision, l’angoisse ou le silence d’un mythe qui ne nous parvient plus que par bribes : chez Apollinaire, la légèreté supplante la grandeur apollinienne; chez Jouve, la harpe possède « plusieurs cordes brisées » (Apollinaire, 1999, p. 155) qui entravent la musique et empêchent l’enchantement; chez Bachmann, le mutisme menace l’instrument avec sa26 « corde du silence » 27 (Bachmann, 1978, p. 32); tandis que chez Rilke, la lyre est devenue « étroite » 28 (Rilke, 2006, p. 105), pire, elle forme une « grille » 29 » (Rilke, 2006, p. 151). Chez Jouve, le poème est plus ambigu. Il semble que la victoire des ménades soit totale, puisqu’elles dominent le texte et que le chant d’Orphée est « tué » (Jouve, 1995, p. 155).

En réalité, ce qui domine à présent est l’écoute : la relation s’inverse, celui qui était autrefois actif devient passif. C’est notamment ce que l’on retrouve dans « La Voix » de Desnos où le poète n’est plus actif, mais passif :

Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
(Desnos, 1999, p. 1163)

Rilke, lui, veut « érig[er] un temple dans l’écoute30 » (Rilke, 2006, p. 101). Le poète n’est donc plus nécessairement celui qui chante, il acquiert un statut différent et ambigu puisque finalement, le texte n’est pas production, mais reproduction. Les plaintes combinées d’Orphée et du poète moderne se juxtaposent le temps du poème et nous pouvons relire le vers de Bachmann « Tous deux nous nous plaignons maintenant31 » (Bachmann, 1978, p. 32) avec un autre regard : Orphée, Eurydice et le poète se superposent dans l’espace poétique moderne.

Ainsi, sous l’égide d’Orphée se crée un nouveau statut poétique : « On a assisté à une métamorphose, c’est vrai, celle du mage provincial en messager pour les Temps modernes. C’était la plus inattendue de ses vocations. » (Brunel, 2001, p. 54). Le poète ne chante plus nécessairement avec Orphée, il devient auditeur puis reproducteur du son. On peut alors se demander ce que sont devenus les enchanteurs du siècle précédent : il semble qu’à mesure que le temps progresse, les pouvoirs magiques des poètes diminuent. À moins que l’enchantement ne se situe à un autre niveau et que la fascination n’opère non plus dans la puissance apollinienne, mais dans le chant dionysiaque. Le mythe d’Orphée et sa réécriture sont peut-être bien ce qui permet – selon le mot d’Eva Kushner dans sa conclusion – de « révéler certains traits [du] tempérament littéraire » (Kushner, 1961, p. 347) de chaque auteur. Plus qu’un motif, il est une « nécessité intérieure » (Ibid., p. 348)... Le rapport à la musique aussi.

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