Virginia Woolf, comme Bourdieu l’avait noté, était une fine sociologue de son propre milieu. Flaubert ou Proust également. Et l’on peut en dire autant des écrivains dits « réalistes » ou « naturalistes ». La critique génétique a bien exploré les carnets de Zola observant les milieux sociaux dont il voulait faire le cadre de ses romans, de l’univers grouillant du ventre de Paris au monde feutré des grands magasins. Dans ses romans paysans, Georges Sand faisait de l’ethnologie rurale avant la lettre, comme dans La petite Fadette, dont le souci ethnographique va jusqu’à retranscrire les parlers locaux. La dernière livraison de la revue Communications aborde la question sous un angle politique : Démocratie et littérature. Luc Boltanski montre comment le roman policier, apparu en tant que genre spécifique en France et en Grande-Bretagne, est indissociable de la formation de l’État moderne et du régime politique de la démocratie parlementaire, dont il forme une sorte de mythologie noire centrée sur les figures de l’énigme, du complot et de l’enquête. Dans un article subtil et pénétrant Jean-Marie Schaeffer relit l’œuvre de James Joyce pour y dégager une conception de l’histoire comme inessentielle au destin de l’humanité, car dissoute dans le temps du quotidien, de la seule et vraie vie « que tous les êtres humains partagent, en n’importe quel lieu et en n’importe quel temps », celle de « l’homme du commun ». « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » écrit-il dans Ulysse. C’est notamment l’histoire comme téléologie qui fait problème au témoin de deux guerres mondiales. Joyce refuse de s’engager dans le mouvement nationaliste irlandais non seulement parce qu’il « réprouve la lutte violente » ou « qu’il déteste la bigoterie catholique d’une grande partie des défenseurs de la cause nationaliste » mais surtout parce qu’il « est rétif à tout nationalisme culturel, y compris le revival celtique ». Lorsque Ulysse ou Finnegans Wake célèbrent Dublin, ce n’est pas tant le symbole politique et culturel de l’Irlande « libre », que « la ville comme vaste mouvement brownien d’itinéraires et de haltes, comme topographie de rencontres, fortuites ou non… Et surtout comme Babel de voix et de langues s’entrecroisant, se superposant, se combattant, se répondant ».
Sous le titre Écritures tous terrains : anthropologues et écrivains, la dernière livraison de _Critique,_ la revue fondée par Georges Bataille, explore les interactions entre sciences humaines et littérature.
À commencer par la contribution de Vincent Debaene consacrée au livre du merveilleux ethnologue de la vie rurale, disparu au début de l’année, Daniel Fabre, sur l’illumination profane de Georges Bataille à Lascaux. Un mot sur Daniel Fabre, spécialiste des traditions orales et des cultures locales, une œuvre en chantier, disséminée dans les revues, comme l’article sur le rock des villes et le rock des champs, boîtes de nuit contre fêtes de villages, ou celui consacré à la chanson populaire, « épopée de la chose » pour le philosophe Alain ou « coquilles de clameurs » selon Bachelard. À propos de la nostalgie dans la chanson – « la rencontre et la brève coalescence d’un passé parfait et d’un présent trop vide » – Daniel Fabre indique en passant sa conception de l’anthropologie, qui « n’est jamais qu’une Exégèse des lieux communs, pour reprendre le titre de Léon Bloy, car le lieu commun naturalisé est un concentré du monde de relations déjà là que l’on nomme culture ». Dans son livre sur Bataille à Lascaux, il fait le lien entre la découverte de l’art pariétal et les apparitions de la Vierge en Europe occidentale dans les années 1860. « Les architectures souterraines présentent tous les caractères des édifices religieux ». Lascaux, « chapelle Sixtine de la préhistoire », résonne avec la « caverne-étable de la nativité ». Et Georges Bataille aurait trouvé là, dans « le surgissement de la pleine capacité symbolique chez l’homme », une des clés du « mysticisme sans dieu » qui l’habita toute sa vie.
Dans ce N° de la revue Critique il est aussi question d’« ethnopoésie »
À propos de Jerome Rothenberg, ce poète de la Beat Generation qui a collecté des poèmes chamaniques amérindiens navajos, quechuas mais aussi d’autres traditions orales : pygmées, dogons, inuits ou maoris, rassemblées dans un ouvrage intitulé Techniciens du sacré où il fait le lien avec des mouvements poétiques comme Dada. Dans la Revue du crieur, Anne Julin mène l’enquête sur la poésie française aujourd’hui. Elle est bien vivante mais ne parvient plus à capter l’attention des médias. C’est bien vrai si l’on en juge par le nombre de revues qui la colportent, et leur faible écho. Un paradoxe quand on songe à l’omniprésence du qualificatif « poétique », quand « le poème, lui, n’est plus nulle part ». À part quelques vedettes comme Yves Bonnefoy, ce monde vibrant est passé sous les radars.
Par Jacques Munier
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