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MUSICALITÉ POÉTIQUE ET POÉSIE MUSICALE : DIALOGUE ENTRE LES ARTS SOUS L’ÉGIDE D’ORPHÉE DANS LA POÉSIE FRANCO-ALLEMANDE DU XXE SIÈCLE





Dans l’un des articles son Dictionnaire, Pierre Brunel note qu’« Orphée n’est pas seulement la figure du musicien, il est l’amant de la musique, et cette lyre qu’il tient à la main est sa maîtresse. » (Brunel, 1988, p. 1093). Dans ce mythe1, en effet, la musique est essentielle : elle intervient dans l’épisode de la descente aux enfers où le héros charme les divinités de l’Hadès et obtient la permission de remonter avec Eurydice, dans celui de l’expédition des Argonautes et dans celui de sa mort où, malgré la violence des ménades, Orphée continue à chanter. Selon Eva Kushner,

[Orphée] en est venu à représenter les dons les plus caractéristiques de l’esprit grec : la musique qui apaise et qui transforme, la parole qui persuade, la poésie si indissolublement liée à la musique, et qui peut exprimer les louanges des dieux et l’histoire des choses depuis les origines. (Kushner, 1961, p.53)

Sans la musique, le mythe n’est rien, car elle est ce qui permet au chantre de Thrace de révéler sa puissance. Au XXe siècle, les poètes reprennent le principe selon lequel « l’antiquité est à tout le monde » (Egger, 2007, p. 875) et plongent leur esthétique dans un récit qui met au premier plan la problématique de la musicalité et interroge les possibilités d’enchanter le monde par le son. Or, si l’on prend les travaux de Michèle Finck, il apparaît que le texte poétique du XXe siècle se nourrit de cette tension entre attrait et répulsion de la musicalité : le poète serait l’« inventeur d’une acoustique » (Finck, 2004, p. 9) qui confère au lecteur une importance particulière, car il n’y a « pas de poésie sans qu’un être soit présent dans chacune des cellules phoniques, rythmiques et silencieuses de son verbe » (Ibid., p. 20). Si autrefois la mélopée d’Orphée était synonyme de magie et de pouvoir, qu’en est-il à l’époque moderne?

En Europe, la voix d’Orphée ne s’est jamais tue : elle appartient à la catégorie des « perceurs de frontières2 » (Gracq, 1967, p. 154) qui traverse à la fois le temps et l’espace. En France, en Allemagne et en Autriche, la mélodie orphique persiste malgré le temps qui la sépare de son origine, notamment dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire, Robert Desnos, Pierre-Jean Jouve, Ingeborg Bachmann et Rainer Maria Rilke. Chez ces cinq poètes modernes, Orphée prend une importance toute particulière : Le Bestiaire ou cortège d’Orphée d’Apollinaire se trouve être le seuil d’une œuvre poétique majeure; les poèmes « La Caverne » et « La Voix » de Desnos interrogent de façon originale le mythe; les deux « Orphée » de Matière céleste de Jouve ainsi que « Dunkles zu sagen » d’Ingeborg Bachmann nous plongent au plus profond des Enfers; les pièces 1, 3 et 26 de la première partie des Sonnets à Orphée de Rilke sont autant d’invitations à communier avec le chantre de Thrace.

Pour eux, Orphée est une voix, « la voix que la lumière fit entendre » (Apollinaire, 1972, p. 145) et « la voix qui vient de si loin » (Desnos, 1999, p. 1163), autrement dit un personnage qui se caractérise avant tout par le chant. Cette voix est tendue entre beauté (l’amour d’Orphée pour Eurydice, la magie de la lyre) et horreur (les enfers, la mort des personnages et la violence des ménades), une tension productrice de sens, car il apparaît qu’Orphée et la musique ne semblent pas se départir de ce combat manichéen3.

Le Chant de deuil : Orphée pleure Eurydice

Dans la majorité des réécritures du mythe, que ce soit au XXe siècle ou à d’autres époques, une caractéristique perdure : Orphée chante, non son bonheur, mais son malheur absolu, le deuil d’Eurydice. C’est donc un chant désespéré qui mêle mort et souffrance : chez Jouve, la harpe d’Orphée aux « sons si expirants » « pleur[e] [d]es accords » (Jouve, 1995, p. 155), tandis que Bachmann « ne sai[t] dire que l’obscur » 4 (Bachmann, 1978, p. 32). Le poème se transforme en élégie adressée à cet autre à jamais perdu que le « je » poétique essaie de ne pas oublier :

N'oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, quand ta couche
était encore humide de rosée et que l'œillet
dormait sur ton cœur,
tu vis le fleuve noir
qui passait à tes côtés5.
(Bachmann, 1978, p. 38).

Eurydice est celle pour laquelle Orphée chante et son souvenir hante les poèmes : Desnos l’a perdue dans « La Caverne » où il ne retrouve que « sa piste » (1999, p. 1163), Jouve s’adresse à cet « Amour vertigineux qu[’il] ne peu[t] revoir / Pour la sauver des morts » (1995, p. 155), Bachmann entretient le contact avec un « tu » discret6 et Rilke dédie ses poèmes à une jeune danseuse décédée, Wéra Ouckama Knoop7.

Le chant de deuil évoque la souffrance du jeune homme : les cris, les pleurs, le désespoir. Le premier « Orphée » de Jouve se transforme ainsi en litanie : « Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée »; « les fumées les fumées les fumées les fumées » (1995, p. 155). Les répétitions sans ponctuation juxtaposent les sons et la douleur : une musicalité lugubre ressort alors de ces vers qui laissent une grande place au deuil jamais véritablement terminé, à tel point que le « je » en appelle à sa propre mort : « Lacérez-moi de vos dents » (Ibid., p. 156). La cascade de supplices que l'on retrouve dans le poème de Jouve s'apparente dès lors au chant d'Orphée décrit par Ovide dans le dixième livre des Métamorphoses8 lorsque le héros tente une descente dans l'Hadès ou essaie de dépasser sa propre disparition :

Horribles creux offerts à tous les vents
Suavités bombées et chaudes et l’odeur
De marécage et de rose sous les cratères
Qui mordent!
(Jouve, 1995, p. 156).

Le poème de Jouve est une descente vers le néant de la mort, mais aussi une descente en soi-même, puisque cet « Orphée » opère une transition entre le « il » du début, à valeur indéfinie, et le « je » de la deuxième partie, où Orphée et le poète se confondent :

Une harpe ayant plusieurs cordes brisées
Mais résistante de couleur et d’or sur le fond bleu
Acharnée, et des mains coupées
Touchent en pleurant les accords,
Il se fait parfois des sons si expirants
Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
[…]
Je tremble je faiblis je la vois et je veux
La voir… elle retombe nue aux gémonies. 
(Jouve, 1995, p. 156.)

Ainsi, le « je » poétique prend les attributs du chantre de Thrace, notamment dans son rapport avec les femmes – peut-être devrait-on dire la femme, qu’elle soit nommée, comme l’Hélène des Années profondes, ou non, comme ici – ainsi que dans celui qu’il entretient avec la mort.

Ce dernier est une des thématiques centrales de son œuvre. En effet, si elle n’est pas exclusive à Orphée chez Jouve, elle est particulièrement approfondie dans le cadre du mythe : « [l]e sentiment de l’imminence de la mort […] apparaît comme nécessaire à la création poétique. Parce qu’elle nous met en face de nos limites, la mort force l’esprit à l’achèvement des formes. » (Kushner, 1961, p. 275). Le poète est sensible à cet aspect du mythe, car il y trouve une profondeur créatrice fascinante. Comme la figure mythique, Jouve brandit à la fin de ce poème « La lyre tout en haut tenant son chant tué » (Jouve, 1995, p. 156), seul espoir : la poésie vainc la cacophonie des ménades.

Chez Bachmann ou Desnos, les ténèbres sont omniprésentes (« les flocons noirs de l’obscurité9 » (Bachmann, 1978, p. 38); « Il descend dans la nuit » (Desnos, 1999, p. 1163) : en entrant dans le poème, le lecteur pénètre lui aussi dans les profondeurs de la terre, cette fameuse caverne évoquée par Desnos. Du mythe, il ne reste que la peur, qui guide les pas du « je » dans cet au-delà dépourvu d’espoir. L’angoisse transparaît alors dans le chant, notamment dans le jeu des rimes du sonnet de Desnos, entre « Orphée » et « hantée », et le lecteur est conduit au plus profond des enfers du mythe :

Voici dans les rochers l’accès du corridor,
Il descend, dans la nuit, au cœur de la planète.
(Desnos, 1999, p. 1163)

Seuls Rilke et Apollinaire semblent capables de nous ramener vers la surface, puisque chez eux persistent l’espoir et l’envie de retrouver le chant pur du mythe originel, sans toutefois basculer dans les ténèbres éternelles. L’Orphée rilkéen se caractérise ainsi par l’élévation :

Ô pur surpassement !
Oh! mais quel arbre dans l’oreille du chant d’Orphée10 !
(Rilke, 2006, p. 100-101)

Le mouvement ascendant, appuyé notamment par l’utilisation des points d’exclamation, n’est absolument pas gratuit. En effet, si les textes de Jouve nous transportent vers le bas, ici le poète choisit au contraire d’évoquer la remontée, dès le premier poème de son recueil. Ce qui compte dans le mythe pour Rilke, c’est précisément l’ascension, celle du « je » poétique, du chant et d’Orphée.

Celui d’Apollinaire n’évoque quant à lui à aucun moment les enfers dans Le Bestiaire. De la magie d’Orphée ne persiste que la puissance de la musique : « Mes doigts sûrs font sonner la lyre » (Apollinaire, 1972, p. 146). Il est ainsi assez clair que pour le poète français, Orphée n’est pas qu’un amoureux désespéré. Il ouvre aussi à la lumière d’Apollon, à la beauté de l’art et celle de la vie. La musique, élément essentiel du mythe, serait peut-être l’un des moyens de parvenir à la perfection.

D’ailleurs, on notera que, de tout notre corpus, seuls Apollinaire et Rilke respectent le système traditionnel des rimes11. Cette différence est essentielle, car les liens que ces derniers établissent entre musicalité et poésie ne sont pas du tout les mêmes que chez les autres auteurs. Chez Apollinaire, on observe une grande confiance dans le mythe et la musique. Dès l’ouverture de son recueil consacré à Orphée, le poète demande d’« Admire[r] le pouvoir insigne / Et la noblesse de la ligne » (Apollinaire, 1972, p. 145) et de suivre ses « doigts sûrs qui font sonner la lyre » (Ibid., p. 146). Ici, pas de doute : Orphée est resté un enchanteur, un héros grec qui maîtrise le chant et les hommes. De même, Rilke loue les possibilités du chant, qu’il considère comme une condition de l’existence du poète12, comme il l’a écrit dans ses Lettres à un jeune poète. Pour lui, Orphée est le chant, car « Quand cela chante, c’est Orphée13. » (Rilke, 2006, p. 109), mais ce n’est pas un chant qui plonge dans l’angoisse métaphysique : il conduit au cœur même de la poésie et des interrogations esthétiques. Son chant est avant tout apollinien, alors que chez Bachmann et Jouve, il est surtout dionysiaque :

Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparaissant » rayonnant, la divinité de la lumière, il règne aussi sur la belle apparence du monde intérieur de l’imagination. La vérité supérieure, la perfection de ces états en contraste avec la réalité quotidienne lacunairement intelligible, la conscience profonde de la réparatrice et salutaire nature du sommeil et du rêve, sont symboliquement l’analogue, à la fois, de l’aptitude à la divination, et des arts par lesquels la vie est rendue possible et digne d’être vécue. […] cette pondération, cette libre aisance dans les émotions les plus violentes, cette sereine sagesse du dieu de la forme. Conformément à son origine, son regard doit être « solaire »; même lorsqu’il exprime le souci ou la colère, le reflet sacré de la vision de beauté n’en doit pas disparaître. (Nietzsche, 1994, p. 49-50)

Le chant harmonieux, issu du dieu de la Beauté et de la Perfection, représente l’idéal de la poésie, depuis l’origine. En effet, la lyre d’Apollon, confiée à Orphée, est dans la littérature latine ce qui permet à Orphée de faire se mouvoir la nature et d’émouvoir les dieux eux-mêmes. Or, dans Les Sonnets de Rilke, le chant est un principe organisateur du son et du monde : grâce à Orphée, le silence se fait et le monde écoute (I, 1). Le principe dionysien de la musique, s’il n’en reste pas moins présent aux côtés de l’apollinisme14, s’éclipse parfois dans ces vers, pour mieux mettre en valeur cette perfection idéale que le poète tente d’approcher en reprenant le mythe d’Orphée.

Mais quand la poésie rejoint l’aspect dionysiaque de l’écriture15, c’est pour que le chant de deuil se concentre sur la violence du monde. On ne peut les séparer. L’harmonie naît de la cruauté, comme dans le récit originel. Ainsi, Apollinaire reprend le mythe d’Hermès dans la représentation d’une tortue-lyre (les cordes de l’instrument auraient été façonnées par le jeune dieu à partir des boyaux de l’animal), la « voix » de Desnos traverse « les fracas de la vie et des batailles, / L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages » (Desnos, 1999, p. 1171) et la violence des « Vulves féroces » (Jouve, 1995, p. 156) déchire l’Orphée de Jouve : la musique bascule dans le bruit le plus anarchique, symbolisé dans le mythe antique par les ménades, servantes de Dionysos, dont les cris sont rendus par l’utilisation d’exclamatives dans le premier poème de Jouve. Il n’est donc pas seulement question d’harmonie ici, mais bien de vacarme assourdissant, comme si le bruit (« Ménades de sommeil qui hurlez à la mort » (Jouve, 1995, p. 158) tentait de remporter la bataille engagée contre le chant – incarné par Orphée. Dans le mythe, l’harmonie apollinienne remportait la victoire, puisque la tête du chanteur persistait malgré la mort. Ici, il y a une véritable mise en danger du son.

Cette crise est essentielle, car pour Jouve, poésie et musique sont intimement, ou plutôt originellement liées : « C’est, en fait grâce à la musique, qui est pour lui comme une langue maternelle, que Jouve entrera en poésie. » (Bonhomme, 2008, p. 26) La victoire des ménades, symboles du chaos et du bruit brut, incarne de ce fait l’angoisse la plus pure. Pour le poète qui entend fonder l’écriture dans le sang16, la musique est « ce contrepoint des douleurs et des chairs. » (Bonhomme, 2008, p. 221) Le mythe d’Orphée est pour lui ce qui lui permet de rejoindre non seulement l’origine poétique, mais aussi – et surtout – la source vitale. Comme pour un pacte faustien, le sang scelle le lien entre les deux parties : poète et poésie.

La trace étouffée du son : le mutisme d’Orphée?

Cette mise en danger est aussi un risque, celui qui, outre le bruit et la cacophonie, expose Orphée dans ces quelques poèmes à ce qui peut en apparence sembler être son pire ennemi : le son s’étouffe, petit à petit, jusqu’à mourir. Comme le montre Martin Heidegger dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, à partir d’une citation d’Hölderlin, le lecteur et le « je » poétique partent sur les « trace[s] du dieu enfui », ce que Rilke nomme la « trace infinie17 » (Rilke, 2006, p. 151). Cette métaphore est aussi présente dans le sonnet de Desnos : « Eurydice est passée par là, voici son pied / Dans la terre marquée mais la piste se brise » (Desnos, 1999, p. 1163); et plus loin « Ces autres pas qui vont ailleurs sont ceux d’Orphée » (Id.). De fait, il ne reste justement d’Orphée et du mythe qu’un son étouffé, cette « voix qui vient de si loin » évoquée par Desnos dans le second poème. Le chant d’Orphée n’est plus la mélopée envoûtante des Métamorphoses d’Ovide : « Le bruit du monde ici se dissout et s’endort » (Ibid.). La régularité du vers, le balancement binaire et les jeux sonores (allitération en [s] et assonance en [i]) participent à cette atténuation générale. De la même manière, toujours dans « La Caverne », le vacarme est assourdi : la ménade18 « s’endort dans le bois interdit » (Desnos, 1999, p. 1163). Le sommeil est ce qui fait basculer le poème dans le monde du rêve, et non plus le chant, comme chez Apollinaire qui évoque dans « La Tortue » le « cortège » du titre du recueil :

Les animaux passent aux sons
De ma tortue, de mes chansons.
(Apollinaire, 1972, p.146)

Ici, pas d’assourdissement : Apollinaire charme les êtres par son chant, alors que chez Desnos, l’envoûtement ressemble plutôt à une chute dans un état second, comme lors des expériences d’hypnose dont il était adepte. La poésie se trouve dans cet endroit mystérieux où le son s’atténue jusqu’à ne devenir qu’un souvenir lointain, comme dans les rêves où la réalité perd de sa puissance.

Chez Jouve aussi le sommeil gagne des vers pourtant dominés en apparence par le bruit : les « Ménades retentissantes » (Jouve, 1995, p. 158) du premier vers se transforment en « Ménades de sommeil qui hurlez à la mort » (Id.). Si la cacophonie persiste avec l’utilisation du verbe « hurlez », il est clair qu’un léger assourdissement vient perturber la reprise du mythe. Le texte est envahi par le « calme » de l’avant-dernier vers de la première strophe :

Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
(Ibid., p. 155)

Dans la suite du texte, la voix du « je » s’éteint presque à la troisième strophe, « Je tremble je faiblis je la vois et je veux / La voir… » (id.), jusqu’à ne devenir qu’un souvenir persistant à l’oreille du poète et du lecteur. Rilke insiste particulièrement sur cet aspect : chez lui aussi, le chant d’Orphée n’est qu’une trace assourdie, ce qui est d’ailleurs renforcé par la construction même du recueil, adressé à un personnage qui ne parle pas. En effet, dans Les Sonnets, Orphée n’a jamais véritablement la parole : le « je » poétique se distingue du « il », celui qu’il nomme « dieu-chanteur19 » (Rilke, 2006, p. 103). Rilke engage un monologue avec lui, sans que ne nous parvienne directement le chant d’Orphée : nous n’en percevons que ce que le troisième sonnet évoque dans le dernier vers, « Rien d’autre qu’un souffle. Une brise en Dieu. Un vent20. » (Ibid., p. 105)

Le risque principal pour le mythe est alors peut-être de disparaître tout à fait avec ce souffle persistant : dans ces textes, et plus particulièrement dans Les Sonnets à Orphée, le silence menace sans cesse. Ainsi, dans le premier poème de Rilke, lorsque Orphée chante, le monde est plongé dans un profond silence : « Et tout s’est tu21. » (Rilke, 2006, p. 101). De même, dans « La Caverne » de Desnos, « le bruit du monde ici se dissout et s’endort » (Desnos, 1999, p. 1163). Si l’univers se tait dès qu’Orphée entre en scène, il ne semble pas toutefois que les hommes soient capables de comprendre le sens de ce soudain mutisme : seul le poète peut saisir les sons étouffés qui parviennent jusqu’à lui. Ainsi, les questions de Desnos, notamment la dernière « Ne l’entendez-vous pas ? » (Ibid., p. 1171), résonnent comme un appel désespéré à l’humanité. Comme souvent, le poète issu de la tradition orphique se transforme en messager et apporte aux hommes le sens de ce qu’ils ne peuvent comprendre : Desnos répète alors ce que lui a confié « la voix » : « Elle dit “la peine sera de peu de durée” / Elle dit “la belle saison est proche” » (Id). C’est aussi le cas d’Apollinaire qui apporte « la voix que la lumière fit entendre » (Apollinaire, 1972, p. 145), de Bachmann qui affirme connaître « du côté de la mort la vie » (Bachmann, 1978, p. 32), l’une des caractéristiques essentielles du mythe, et de Rilke qui entend « accueillir le chant22 » (Rilke, 2006, p. 101). Dans Les Sonnets, le silence est un instant essentiel, où poète et lecteur peuvent méditer ensemble, au sein même des poèmes, ou bien entre chaque pièce. Le silence, comme en musique, n’est pas l’absence de sens comme il est l’absence de son : il est ce qui crée le sens, exactement comme le chant est, selon Rilke, « créateur » 23 (Ibid., p. 151).

L’ère du soupçon

Ce qui naît ici, ce n’est pas seulement la place privilégiée du silence, mais l’ébranlement de la musicalité. Ainsi, Apollinaire, qui en apparence conservait sa confiance en elle, nous met en garde contre les « mortelles chansons » des « volantes sirènes » (Apollinaire, 1972, p. 168), ces personnages mythologiques qui dans le recueil constituent le double inversé d’Orphée, êtres maléfiques et inquiétants qui utilisent le son non pour émerveiller, mais pour mettre en danger ceux qui les écoutent. Ainsi, comme dans le mythe, la musique garde ici une face particulièrement sombre, mais au lieu de l’attribuer à Orphée, Apollinaire décentre la problématique et la place dans une autre figure. C’est certainement pour la même raison qu’il ne retranscrit pas dans ce recueil la mort d’Orphée ni la descente aux enfers. La face obscure de la musique est évoquée autrement. Cette entreprise de déstabilisation de la musicalité dans le Bestiaire est extrêmement complexe, puisqu’elle passe par la déconstruction de l’harmonie apollinienne : notons l’utilisation de termes complexes qui contraste avec la simplicité générale du style, la dislocation de la syntaxe, la dégradation de certains rythmes, etc. Il apparaît que la confiance d’Apollinaire va à la poésie et non prioritairement à la musique. Comme il l’écrit dans L’Esprit Nouveau et les poètes, « il serait dangereux du moins absurde […] de réduire la poésie à une sorte d’harmonie imitative qui n’aurait même pas pour excuse d’être exacte » (Apollinaire, 1991, p. 947). Il ne faut en aucun cas surestimer l’importance de la musicalité dans les vers apollinairiens, et c’est certainement ainsi qu’il faut comprendre « le pouvoir insigne / Et la noblesse de la ligne » (Apollinaire, 1972, p. 145). La « ligne » représente le dessin, comme le soulignent les notes24, mais aussi le vers, et dans le premier quatrain du recueil, Apollinaire juxtapose écriture – muette puisque figée sur la page du Bestiaire – et chant – nécessairement oral :

Orphée
Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.
(Ibid., p. 145)

Si vers et voix sont intimement liés, notamment par leur proximité entre les vers deux et trois, ils n’en sont pas moins séparés. La poésie refuse de se laisser abuser par la musique qui ne semble plus salvatrice.

Si les jeux sonores restent, Jouve et Bachmann se passent totalement de rimes. Ils restreignent le champ de la musique pour mieux l’évoquer. À moins que, comme chez Desnos, la musique ne soit plus qu’une voix, a capella ? Ceci expliquerait chez lui l’absence de lyre dans ces deux poèmes. La puissance de la voix lierait alors d’autant plus Orphée et le poète moderne, celui qui « dit » et celui qui « écoute ». Ainsi, Bachmann « di[t] l’obscur » 25 (Bachmann, 1978, p. 32), mais ne chante pas. La parole aurait-elle pris le pas sur la mélopée ? Dans tous les cas, aucun de nos auteurs ne tombe totalement sous le charme d’Orphée. Il ne reste que la dérision, l’angoisse ou le silence d’un mythe qui ne nous parvient plus que par bribes : chez Apollinaire, la légèreté supplante la grandeur apollinienne; chez Jouve, la harpe possède « plusieurs cordes brisées » (Apollinaire, 1999, p. 155) qui entravent la musique et empêchent l’enchantement; chez Bachmann, le mutisme menace l’instrument avec sa26 « corde du silence » 27 (Bachmann, 1978, p. 32); tandis que chez Rilke, la lyre est devenue « étroite » 28 (Rilke, 2006, p. 105), pire, elle forme une « grille » 29 » (Rilke, 2006, p. 151). Chez Jouve, le poème est plus ambigu. Il semble que la victoire des ménades soit totale, puisqu’elles dominent le texte et que le chant d’Orphée est « tué » (Jouve, 1995, p. 155).

En réalité, ce qui domine à présent est l’écoute : la relation s’inverse, celui qui était autrefois actif devient passif. C’est notamment ce que l’on retrouve dans « La Voix » de Desnos où le poète n’est plus actif, mais passif :

Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
(Desnos, 1999, p. 1163)

Rilke, lui, veut « érig[er] un temple dans l’écoute30 » (Rilke, 2006, p. 101). Le poète n’est donc plus nécessairement celui qui chante, il acquiert un statut différent et ambigu puisque finalement, le texte n’est pas production, mais reproduction. Les plaintes combinées d’Orphée et du poète moderne se juxtaposent le temps du poème et nous pouvons relire le vers de Bachmann « Tous deux nous nous plaignons maintenant31 » (Bachmann, 1978, p. 32) avec un autre regard : Orphée, Eurydice et le poète se superposent dans l’espace poétique moderne.

Ainsi, sous l’égide d’Orphée se crée un nouveau statut poétique : « On a assisté à une métamorphose, c’est vrai, celle du mage provincial en messager pour les Temps modernes. C’était la plus inattendue de ses vocations. » (Brunel, 2001, p. 54). Le poète ne chante plus nécessairement avec Orphée, il devient auditeur puis reproducteur du son. On peut alors se demander ce que sont devenus les enchanteurs du siècle précédent : il semble qu’à mesure que le temps progresse, les pouvoirs magiques des poètes diminuent. À moins que l’enchantement ne se situe à un autre niveau et que la fascination n’opère non plus dans la puissance apollinienne, mais dans le chant dionysiaque. Le mythe d’Orphée et sa réécriture sont peut-être bien ce qui permet – selon le mot d’Eva Kushner dans sa conclusion – de « révéler certains traits [du] tempérament littéraire » (Kushner, 1961, p. 347) de chaque auteur. Plus qu’un motif, il est une « nécessité intérieure » (Ibid., p. 348)... Le rapport à la musique aussi.

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